Tu étais à la fête quand ton père est mort – et à l’instant où tu l’as appris, un miracle a eu lieu. Un vrai miracle. Il n’a pas duré, bien sûr, mais est resté convaincant assez longtemps. Puis, une heure plus tard, tu as raccompagné une fille et tu l’as forcée à faire l’amour. Tu te cramponnais à elle, alors qu’elle pleurait et te suppliait : maintenant encore, ses larmes sont ce qui te rapproche le plus de la sensation de chagrin que tu as pu avoir à la mort de ton père. Tu as trente-quatre ans ; tout ce qui t’est jamais arrivé t’arrive encore.
Chaque fois qu’on t’emmenait en dehors du village dans la voiture de ton père, tu observais par la vitre arrière pour garder en vue ta maison – une petite maison de plain-pied – le plus longtemps possible. La route grimpait une colline abrupte et à mesure que le village entier, puis les champs et les bois alentour devenaient visibles, tu t’efforçais de fixer ton regard sur les murs blancs de la maison, essayant de ne pas cligner des yeux ni de regarder ailleurs, ne serait-ce qu’une seconde. Il n’y avait jamais un point où la maison disparaissait véritablement, seulement la perception soudaine qu’elle venait de disparaître, quand, l’espace d’une seconde, bien que sans le vouloir, tu avais relâché ta concentration et l’avais perdue de vue.
Plus tard, quand la voiture de ton père redescendait la colline à votre retour au village, tu te mettais à vérifier avec anxiété chaque repère familier menant à ta maison : le manoir, puis le pré au cheval et la grange en bois. « Elle n’est peut-être plus là, elle n’est peut-être plus là », marmonnais-tu entre tes dents. Le temps d’arriver au niveau du verger de Keir, tu t’étais mis dans un état presque insupportable. Puis très très lentement, tu te tournais dans la direction de ta maison. Tu prolongeais cette anxiété, cette angoisse, aussi longtemps que possible. C’était, tu le savais, une dimension de la joie qui surviendrait immédiatement dès que tu percevrais la couleur blanche une fois encore : ta maison au pied de la colline.
Une fois la voiture arrêtée, tu te précipitais dehors. Tes parents sortaient les courses du coffre, complètement inconscients du miracle qui avait lieu autour d’eux : vous étiez partis et étiez maintenant de retour exactement au même endroit. Tout ce que tu savais sur toi-même était une fois encore affirmé : ton plaisir à faire grincer le portail mal huilé ; ta peur du chien dans le jardin d’à côté ; ton attente avant d’aller bientôt chercher les oeufs des poules. En te ramenant à la maison, ton père t’avait à nouveau rendu à toi-même. Tu contemplais les environs familiers, les saluant silencieusement l’un après l’autre dans chacun de leur aspect, puis tu contemplais ton père avec émerveillement et gratitude. Il refermait bruyamment le coffre et entrait dans la maison.
Un après-midi, il vous a emmenés ta mère et toi en pique-nique. Il a fait trente kilomètres dans les collines du Borders, vitres grandes ouvertes pour laisser entrer l’air frais. De temps à autre, il devait s’arrêter pour que le radiateur refroidisse. La première fois qu’il a ôté le bouchon, tu as vu l’eau bouillante jaillir dans les airs. Tu as trouvé cela très amusant.
« Est-ce qu’on va avoir une autre fontaine ? » demandais-tu plein d’espoir chaque fois que la voiture s’arrêtait. Tu avais trois ans et croyais encore qu’il allait te répondre. Finalement, il a pris une petite route de campagne et a grimpé un dernier kilomètre ou à peu près jusqu’à une ferme désaffectée. Il a garé la voiture dans la cour et vous êtes sortis tous les trois.
Il faisait encore plus chaud ici et pas un souffle d’air. Les murs crépis blancs comme neige des bâtiments abandonnés semblaient eux-mêmes diffuser de la chaleur. Il y avait des briques et des pavés cassés épars dans la cour, comme des petits talus tellement ils étaient recouverts d’herbes hautes et de graminées. Une moissonneuse rouillait dans un coin, sa peinture s’écaillait dès qu’on la touchait ; autour dans l’herbe il y avait plusieurs bidons à lait, la plupart renversés sur le côté. Les fenêtres et les portes étaient cassées, et cela t’amusait de voir de petits oiseaux entrer et sortir en voletant – l’un d’eux s’est même perché sur le rebord de la fenêtre et a chanté.
« C’est sa maison maintenant », as-tu dit à tes parents, car lorsque tu t’approchais de lui il s’envolait dans la pièce et te fixait depuis le manteau de la cheminée tandis que tu regardais à l’intérieur par la fenêtre.
Il faisait sombre et frais dans l’étable ; il y avait une odeur de foin et le toit avait des petits trous par lesquels tu voyais le soleil et le ciel. Après quelques minutes, cependant, tu t’es mis à frissonner. Il faisait froid soudain, et tu as reculé jusqu’à la cour.
Au début, tu pensais que la ruine et l’écroulement de la ferme avaient dû survenir tout d’un coup. Tu imaginais que le fermier dans un terrible accès de colère avait, un jour, brisé les fenêtres, arraché les portes de leurs gonds ; tu le voyais à cheval sur le toit, détachant les tuiles puis, se dressant de toute sa hauteur, les lançant pour qu’elles éclatent sur les pavés en dessous. En fait, tu avais peur qu’il apparaisse à tout instant – et si lui-même n’avait pas fait tout ça, il pouvait très bien vous accuser tes parents et toi.