Lorsque nous nous retrouvons, nous ne savons rien de ce qui va se passer ce jour-là, ni de l’histoire du World Trade Center, ni du fait que Julian tombera dans un buisson de patte d’ours, puis dans la rivière. Le temps n’est pas celui que nous avions imaginé, ça, nous le savons.
Je me dirige vers le parking, je fais semblant de croire que la seule chose juste à faire au petit matin est de marcher dans la bruine vers un parking. Un geai plante son bec dans le talus derrière les buissons de genévrier. Les écureuils bien nourris qui, habituellement, courent autour des jambes des visiteurs, sont tapis dans les branches des pins et n’en bougent pas. La surface asphaltée du chemin d’accès brille d’humidité. Devant les bennes à ordures, deux corneilles font des pas d’arpenteur et me fixent.
Personne ne peut expliquer de manière concluante pourquoi nous prenons la voiture de l’Irlandais. On peut supposer que c’est à cause de l’état cette Passat ocre désormais à toute épreuve, de la pluie, de la grêle, et surtout de la boue. Julian et l’Irlandais sont debout à côté de la voiture, Julian dans sa veste de gore-tex rouge foncé, l’Irlandais dans une épaisse chemise de bûcheron à carreaux, marron avec beaucoup de mauve. «Alors, content ? » demande Julian. « Oui », je dis, « content de me tirer d’ici, et parce que, à cent pour cent, on sera les seuls avec ce temps. » « Je n’en serais pas si sûr », dit Julian. C’est quelqu’un qui se sent sans cesse menacé.
Je vais chercher tout le barda dans le coffre de ma voiture, le pantalon étanche, la canne, le panier de pêche, le pull-over bleu tricoté main, le gilet. « Toi avec ta canne », dit Julian en riant d’un air acide. Lea m’a offert à Noël, sans que je m’y attende du tout, une canne canadienne une main, légère et rapide, une petite merveille. Cela contrarie Julian. Il est malheureusement pingre aussi depuis qu’il a pris un congé sans solde. «Oui, moi avec ma canne », je dis, « et vous allez voir ce que vous allez voir. » L’Irlandais rit salement. Il n’y a que les psychanalystes pour rire salement comme ça. « Qui conduit ? », je demande. « Avec cette voiture, personne d’autre que moi », dit l’Irlandais. Cela nous convient. « Qui a le ravitaillement ? » « Bière, pain noir et saucisses de Carinthie », dit Julian. « Tu peux t’asseoir devant », je lui dis. Il est content. Il a en fait une demi-tête de moins que moi, pour ne rien dire de la longueur de ses jambes.
La barrière est ouverte à la sortie. « Est-ce que vous avez vu en entrant qui est le portier de service ? », je demande. « Frankie Boy », dit l’Irlandais. Cela fait plusieurs années que l’Irlandais ne travaille plus dans cet établissement, mais il n’a pas oublié Frankie Boy.
« Est-ce qu’il était saoul ? »
« Quand est-ce que Frankie Boy n’est pas saoul ? »
« Donc, vous n’avez pas fait attention. »
« Juste. »
C’est idiot, mais ça m’énerve qu’ils n’aient pas fait attention. Si des gens comme Frankie Boy sont saouls à huit heures et demie du matin, le monde tourne rond. « Est-ce que tu as déjà été saoul à huit heures et demie du matin ? », je demande à Julian. Il fait semblant de réfléchir, puis il hoche la tête. « Je ne crois pas », dit-il.
« Et saoul en général, tu l’as déjà été ? »
« Arrête ces questions idiotes ! »
Je parie qu’il ne l’a jamais été. Et je parie aussi qu’il a apporté de la bière juste pour l’Irlandais et moi, et une bouteille de jus de fruit pour lui.
Je raconte que le chef du service où j’ai fait mon internat interrompait la visite en pleine matinée pour boire un cognac et que, chaque fois, il forçait un de ses assistants à boire avec lui. « Pauvres patients », dit Julian. « C’était quand même un bon médecin », je dis. Je ne sais pas si Frankie Boy est un bon portier.
Nous prenons la direction du sud pour sortir de la ville. Route de Breitenfurt, route de Brunn, expositions de voitures, entreprises de découpe de métaux, grandes cités avec des kilomètres carrés de façades de verre rapportées, stations-service, l’une derrière l’autre. « Vous croyez que quelqu’un qui vit ici va pêcher à la mouche ? », demande l’Irlandais. Encore une de ces questions de psychanalyste. « Non », finit par dire Julian, « eux, c’est la carpe. Ils pétrissent pendant des heures cette pâte jaune qui pue et ils s’en vont pêcher la carpe au bord d’un étang de carrière. » L’Irlandais marmonne quelque chose comme « faut être malade », et moi, j’imagine les types qui habitent ici sortant au petit matin sur leur balcon et lançant leur ligne.
Le rayon de la courbe qui mène à l’autoroute se rétrécit. L’Irlandais jure quand l’arrière de la Passat se met un peu à chasser. « Profil de pneu nul », commente Julian. L’Irlandais ne dit rien. J’ai les yeux fixés sur le col de sa chemise de bûcheron. Du marron avec du mauve, de la folie pure. L’Irlandais n’accorde pas d’importance particulière à l’habillement, il faut seulement que cela s’accorde au temps. « Dans le pays d’où je viens, c’est comme ça », dit-il, argument bien sûr faible, car, à part une hypothétique grand-mère originaire de Galway du côté maternel et une tendance certaine à boire, par crises, des quantités assez considérables de Bushmills de douze ans d’âge, on ne lui trouve pas de rapport réel avec l’Irlande. Peut-être la barbe rousse, mais c’est un argument encore plus faible. En tout cas, cela fait un siècle que l’Irlandais s’appelle l’Irlandais et, en vérité, personne ne sait plus pourquoi. Certains l’appellent O’Nally, ou Keane, ou Bloom, dans la mesure où ils ont lu. Moi, je préfère lui dire Paddy, ce qui n’est pas particulièrement original non plus. Officiellement, l’Irlandais s’appelle Robert Bauer. C’est ce qui est écrit dans mon certificat de baptême, affirme-t-il. Il mesure deux mètres zéro un. Ça, ça se vérifie.
Une BMW bleu foncé nous dépasse. « Tu ne lui fais même pas signe ? » demande l’Irlandais. Julian ne pige pas. « Pourquoi ? » « Laisse tomber », dit l’Irlandais. Il renonce à sa digression habituelle à propos de l’effet identitaire des motos et des véhicules à traction arrière en général. De plus, la BMW Série 3 de Julian est un modèle relativement ancien dont, par exemple, la garniture se détache de la porte du passager; mais ça, il ne faut pas le lui dire.
Des magasins de meubles, une imprimerie de journal, deux gigantesques éoliennes. « En fait, ça ne va pas ici », dit Julian, « bien sûr qu’on est pour la production alternative d’énergie, mais en fait ça ne va pas chez nous. » Il parle du Schleswig-Holstein où il fait séjour sur séjour parce qu’au Schleswig-Holstein se tiennent tout le temps des congrès de psychiatrie des adolescents, ‘Images parasites hyperkinésiques et délinquance’ par exemple, ou ‘Tendances nouvelles dans la consommation de drogues chez les moins de seize ans’. Il évoque ce paysage plat sans limite où ces éoliennes ont, bien sûr, parfaitement leur place. « Elles poussent du sol par centaines », dit-il, « dans certaines régions, elles se dressent l’une à côté de l’autre jusqu’à l’horizon. » D’une certaine manière, ça ne colle pas ensemble que Julian dise « se dresser jusqu’à l’horizon » et qu’il ait une BMW comme voiture. Le nombre d’éoliennes est toujours proportionnel à celui de néonazis », dit l’Irlandais, «- troisième principe. »
« De quoi ? », je demande.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Troisième principe de quoi ? De la thermodynamique ? »
« Troisième principe, c’est tout. »