Il faut une explication à tout : Nom. Âge. Attirance sexuelle. Profession. Incarnation. Statut marital. Dépendances. Antécédents judiciaires (casier).
Un bruit. De l’eau.
Je faisais couler un bain. Plaisir d’être liquide. Je n’avais plus de peau. Poisson qui miroite, fines écailles à la pointe douce, ouïes. Je connaissais le doux chemin des profondeurs. Je pouvais me réfugier sous cette masse bleue. Porter en relief une crête d’écume sur le dos, comme une sorte d’arête dorsale. Manger tout ce que je voulais et respirer sous l’eau.
Mon matos était soigneusement disposé sur le sol. Coton et alcool à portée de main. Cocaïne soigneusement réduite en une fine poudre blanche. Cuillère en équilibre sur le rebord de la baignoire, à côté, ma seringue. C’est alors que le téléphone a sonné.
« Il faut que je te parle. »
La voix était froide, tranchante, précise. Difficile de la reconnaître. D’ordinaire, ma mère demande à sa secrétaire de m’appeler. Et bien sûr, Francine a tant de voix différentes, un jour plaintive ou distante, l’autre mielleuse ou insultante. Il y a la voix pour l’épuisement, la gorge rugueuse d’un trop de café et de nicotine à la fin des réunions budgétaires. Et puis, il y a le chuchotement tout de prudence qu’elle utilise lorsqu’elle n’est pas seule.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » Mon coeur cognait.
Ma vie était un assemblage de mondes parallèles. Chaque monde avait ses règles et ses personnalités distinctes. Chimie, mathématiques et histoire différaient. Les éléments de base, évolution et développement, étaient tout aussi complexes et différents que la vie dans un monde de carbone diffère de celle dans un monde de méthane. Mes mondes parallèles étaient vastes, harmonieux, et clairement définis. Leurs atmosphères respectives étaient mortelles en cas de contact.
Aucun point de rencontre possible.
« C’est ton père », a dit Francine. Elle a laissé la phrase en suspens pendant de longues minutes. « Il est malade. » Nouvelle pause. « Il rentre à l’hôpital ce matin. » « Cancer ? » La seringue encore en main, j’ai baissé l’aiguille. « Dans le mille », a dit Francine. « Et mauvais avec ça. »
Mes pieds mouillés ont touché le sol. Je n’ai pris que la seringue et l’ai rangée au fond de mon sac à main. Je sentais que j’allais en avoir besoin.
J’ai roulé en direction de Beverly Hills et pris vers le nord par Sunset Boulevard. Quelque chose de suffocant, sec et douloureux s’est emparé de moi. Le monde entier semblait avoir été badigeonné à la peinture blanche. La maison de ma mère est très blanche. Construite dans la pure tradition espagnole, autour d’une cour intérieure aux carreaux orange. Nichée sur le flanc d’une colline, sa longue terrasse en brique rouge, à l’arrière, est au ras de la montagne. Francine a acheté cette maison l’année de son divorce d’avec mon père.
« Tu as vu tout ce que j’ai fait ? » a-t-elle demandé.
C’était ma première visite dans sa nouvelle maison, la visite officielle. Francine portait un déshabillé en soie couleur pêche. Elle bruissait de tous ses pas, s’arrêtant ici ou s’arrêtant là pour me montrer une à une les particularités de sa maison. Ma mère a toujours eu de franches dispositions pour les détails et les traite avec beaucoup d’attention. Elle est également dotée d’une excellente mémoire. Je l’ai suivie en silence à travers les pièces recouvertes de moquette épaisse.
« Tu auras remarqué l’aménagement, l’utilisation créative de l’espace. Une seule chambre. » Francine me fixait. Les autres chambres avaient été transformées en un bureau, une véranda et en une pièce lambrissée abritant un billard. Je comprenais. À sa façon, Francine laissait entendre que sa maison n’avait rien d’un foyer. Plus question de famille. Les seuls invités prévus par Francine dormiraient dans son lit.
« J’ai tout fait toute seule. » Sa voix, de plus en plus aiguë, s’approchait de la zone privée et risquée. Francine me montrait des portes aux voûtes subtiles, des fenêtres arrondies qu’une équipe spéciale venait faire briller chaque semaine.
J’ai regardé les fenêtres. Elles étaient larges et étincelantes. Derrière elles, l’air était d’un bleu pâle sans exigence.
« J’ai tout fait toute seule. Tu sais qui a habité ici ? Zsa Zsa Gabor. Elliot Gould. Howard Hughes logeait ses starlettes ici-même. » Francine a agrippé mon poignet. Elle a approché son visage très près du mien. Ses yeux d’ambre étaient immenses et immobiles. « Tu veux savoir pourquoi je te raconte tout cela ? Pour que tu sois fière de moi. »
Francine a attiré mon attention sur les plafonds de six mètres de haut. Elle m’a montré la cheminée dans la chambre et les miroirs alignés sur le mur du fond. Elle a attiré mon attention sur les poutres en bois (« Du véritable séquoia, j’ai fait vérifier. ») des plafonds. Elle m’a montré la salle à manger et ses trois baies vitrées surplombant la ville. « J’étais orpheline », a dit Francine. Sa voix s’est étouffée, est devenue conspiratrice, comme si elle n’avait jamais révélé ces informations, à moi ou à qui que ce soit d’autre. Son visage s’est encore approché. « J’ai été abandonnée. Lâchée en pleine Dépression. »
Francine a attiré mon attention sur le bar qu’elle venait d’installer. Sa surface en marbre noir importé et ses robinets d’eau réglés, au choix, pour du bourbon, du whisky ou du gin. « Je ne suis pas allée à l’école, j’étais sans ressources. »
Elle m’a regardé, d’un air dur.
Impossible d’ignorer ses insinuations. En clair, elle me disait que je n’avais pas souffert des mêmes privations. J’étais allée à l’école, j’avais eu droit à cette chose un peu nébuleuse qu’elle appelait « ressources », et même à un semblant de famille. Et j’avais échoué.
« J’avais seize ans lorsque je l’ai épousé », a dit Francine.
Nous étions accoudées au bar. Ma mère s’est servi un petit verre de whisky.
« Et puis, il a eu le cancer. Le cancer ! » s’est écriée ma mère. Elle a avalé son whisky.
« Voilà où nous en étions. La catastrophe. Lui, cloué au lit pendant cinq ans, invalide. Et moi, seule avec une gamine de six ans à ma charge. »
Francine a laissé sa lèvre inférieure se courber lentement en une moue de dégoût. S’agissant de ma mère, je suis toujours cette gamine de six ans, sans défense, un peu grassouillette, équipée de lunettes et d’un appareil dentaire, un terrible fardeau, une fillette qui faisait des cauchemars, qui se tenait mal, ne parvenait ni à se faire des amis ni même à dire bonjour aux étrangers.
Bien sûr, cela n’a fait qu’empirer. Et Francine a toutes les preuves nécessaires. Des preuves déterrées. Prêtes à l’emploi. Tout est là, astiqué, étiqueté, mis en vitrine. J’ai raté mes études. J’ai raté mon mariage. J’ai des ratés répétitifs avec Jason. J’ai raté l’homme qui aurait voulu de moi de manière légale et permanente. L’homme qui m’aurait, tel un appareil ménager flambant neuf, installé au milieu d’une cuisine aménagée avec four autonettoyant intégré. L’homme qui m’aurait donné des enfants en même temps qu’un crédit illimité chez Saks, la sécurité, un futur.
Pour Francine, le monde est simple. À partir du moment où l’on a l’étoffe, le talent, l’intelligence et la persévérance, on ne peut que réussir. On s’élève littéralement au-dessus de la masse laborieuse, on atteint les sommets des canyons pour vivre sur des échasses et braver les éléments. La faille de San Andreas peut bien s’ouvrir et ravager tout le plateau. Je suis au-dessus de tout ça. Tel un ange, je suis montée au Ciel. Si l’on avait l’étoffe, il suffisait de tendre la main pour cueillir un à un les fruits mûrs et suaves.