Ils se retrouvaient tous les soirs à huit heures. Il montait à Thissìo, elle à Monastiràki. Le jeune homme portait un pantalon de velours côtelé, un pull ras du cou, ses cheveux longs librement rejetés en arrière. Dans une main il tenait son paquet de cigarettes, dans l’autre des feuilles dans un classeur. Il prenait la même place, en coin, près de la fenêtre, dans le sens contraire de la marche, l’oeil fixé sur les portes coulissantes.
Dans quelques minutes, le temps que la rame arrive à Monastiràki, c’est là qu’elle apparaîtrait. Elle était une femme mûre, jeune d’allure encore, aux cheveux bruns éclaircis par la teinture. Toujours bien peignée, tirée à quatre épingles. Le plus souvent elle portait un petit tailleur vert sombre, assorti à ses yeux. Rarement, par grand froid, elle montait alourdie par un pardessus gris, long et sans grâce, passé de mode, genre capote militaire. Ce vêtement, contrairement aux autres, la vieillissait. Quand elle ne trouvait pas de place tout de suite, elle restait debout patiemment jusqu’à Omònia. Là, elle trouverait toujours à s’asseoir.
D’habitude, la station Omònia les trouvait assis face à face, les genoux de la femme de guingois, dépassant à peine de la jupe ; les jambes du jeune homme ouvertes, celles du pantalon évasées, comme c’était la mode. Elle tenait parfois un paquet acheté rue Ermou, et lui son éternel classeur.
Au début, ils ne disaient pas un mot. Même pas le « pardon » d’usage, lorsque le jeune homme se levait pour descendre à Nèa Ionìa. Ils s’en tenaient à des coups d’oeil furtifs ; les jambes de la femme, le visage du jeune homme ; les yeux de l’une, la bouche de l’autre. Ils se regardaient comme les visiteurs d’un zoo les animaux. Mais sans aucune indiscrétion, sans insistance. Plutôt comme une pause entre les tunnels. Des coups d’oeil justifiés par l’absence d’un paysage naturel.
Mais quand le métro, passé la station Attiki, sortait à l’air libre, les deux voyageurs s’observaient toujours. Ils restaient absorbés, sans la gêne qui sépare les regards humains et sans les frustrations qu’impose la bonne éducation. Ils insistaient moins, à vrai dire, sur les yeux — cela fatigue, comme fatigue la vue continue du ciel — qu’ils ne se promenaient sur la peau de l’autre, passant sur les pores ouverts, les boutons, les grains de beauté, mille événements qui enrichissaient et caractérisaient leurs visages. Par moments, la femme semblait sortir d’hypnose, baissait les yeux et restait à regarder ses mains, seulement ornées d’une alliance. Bientôt, cependant, elle se relâchait. Plus encore que le jeune homme, elle semblait regarder derrière lui, perdue dans cette brume formée par l’éclat de ses cheveux.