On en veut à la figure de Monsieur Le Comte ! Qui ? Pourquoi ? Comment ?
Indubitablement calembredaine, Monsieur Le Comte au pied de la lettre est aussi — outre un thriller (mycologique) et une farce (charcutière) — épopée lexicale débridée, enquête de sens panoramique, jeu para-oulipien et diatribe romano-dubitative (carrément cynophobe, disons-le). Tout cela, oui, et bien plus encore, mais ourdi par quel dément démiurge ?
Un livre enlevé, inventif et fringant, hors norme dans l’époque.
Philippe Annocque au pied de la langue.
Monsieur Le Comte au pied de la lettre
Philippe AnnocqueMonsieur Le Comte à bicyclette
Tant qu’à lui donner la vie, coupable inadvertance, autant lui fournir tout de suite le véhicule ; on y gagnera du temps. On a déjà lors de cette parturition fait preuve de trop de légèreté, que cette dernière soit donc équitablement partagée : Monsieur Le Comte sans doute saura faire une qualité de notre insuffisance. Gageons aussi que, grâce à la bicyclette, il saura abréger nos longueurs.
Un minimum de présentation cependant ne saurait nuire. Avec Monsieur Le Comte, nous sommes assurément en bonne compagnie. Un peu de politesse donc, un peu civilité s’impose. Voire un peu d’état civil. Qui donc était Monsieur Le Comte ?
Monsieur Le Comte était, on l’aura deviné, un personnage important. Il devait forcément être conscient de son importance. Cependant, si on lui avait demandé en quoi exactement consistait cette importance, il aurait été bien en peine de répondre. Mais il ne serait jamais venu à l’idée de quiconque dans l’entourage de Monsieur Le Comte de poser une question aussi saugrenue.
En effet, l’entourage de Monsieur Le Comte (cette solitude qui nous pèse au point de nous avoir arraché Monsieur Le Comte, épargnons-la-lui, il nous le rendra bien), son entourage était essentiellement constitué de personnages secondaires, à des degrés divers ; ce qui n’empêchait pas certains d’être néanmoins particulièrement chers au cœur de Monsieur Le Comte. C’était le cas, par exemple, pour n’en citer que parmi les plus secondaires d’entre eux, de sa femme et de ses innombrables enfants, naturellement les plus tendres de ses faire-valoir.
Eu égard aux sentiments de Monsieur Le Comte à son égard, voici tout de même quelques mots sur Madame Le Comte – à moins qu’il n’existât une forme au féminin ?
Madame Le Comte ? était native de Saint-Sauveur-Le-Vicomte. Monsieur Le Comte avait fait sa connaissance dans des circonstances qui pour le moment, faute d’une préparation suffisante, resteront à préciser, à une époque où Madame Le Comte ? ne s’appelait pas encore Madame Le Comte ?. Elle s’appelait simplement Eulalie. C’est en effet sous ce prénom aussi riche en voyelles que chiche en consonnes qu’elle s’était présentée à Monsieur Le Comte.
Elle regardait par terre, de manière à mettre en valeur la courbure de ses cils, et Monsieur Le Comte avait pu déceler chez la jeune femme une humilité de bon ton. Eulalie était d’ailleurs forcément un ange, elle qui n’avait que deux l en consonnes. Ça ne l’avait pas empêchée d’inspirer à Monsieur Le Comte des ambitions croissantes et multiplicatrices.
Cependant d’autres personnages de son entourage, moins charmants qu’Eulalie mais aussi moins secondaires, n’inspiraient au contraire à Monsieur Le Comte qu’une parfaite indifférence, parfois même un vague dédain. Tels étaient en effet les sentiments que nourrissait Monsieur Le Comte à l’égard de son patron, fournisseur officiel du véhicule précité, et par la force des choses quotidiennement fréquenté. Ce dernier s’était pourtant toujours montré plutôt bienveillant à l’égard de son employé dont, peut-être, du fond de son esprit épais de personnage somme toute au moins autant primaire que secondaire, il devinait vaguement la prééminence.
Ce patron, Monsieur Charpot, puisqu’il faut bien le nommer, était le patron de la Soversercarplombélec, une de ces pittoresques PME spécialisées dans le remplacement des vitres cassées et des serrures forcées, ainsi que dans la pose du carrelage, dans les travaux de plomberie et dans les interventions électriques. Il s’agissait d’une spécialité pluridisciplinaire, selon les propres mots de Monsieur Charpot, qui appelait familièrement sa société la « Soverse ». Cet humoristique diminutif, Monsieur Charpot en avait une fois fait sentir avec un sourire malin toute la saveur à Monsieur Le Comte (« vous avez saisi, Le Comte : Soverse, sauveur ; sauvé par la Soverse ! »). Ce label correspondait en effet particulièrement bien à la mission de la société, puisqu’il s’agissait la plupart du temps d’intervenir chez des particuliers en proie au désarroi le plus intense, perdus qu’ils étaient dans leurs ténèbres enfumées par les bougies de secours, pataugeant comme des âmes en peine dans leurs cuisines inondées, frissonnant au gré du vent nocturne qui s’engouffrait par les fenêtres brisées – quand ils ne piétinaient pas tout simplement sur leur paillasson devant une porte résolument close. Bien entendu, malgré le léger mépris avec lequel il considérait son patron, Monsieur Le Comte n’avait pu rester insensible à un tel programme, si conforme à sa propre conception du rôle crucial, voire crucifère, qui ne pouvait que l’attendre en ce monde. Peut-être même était-ce le destin en marche qui, par le truchement des voies impénétrables de l’ANPE, avait conduit à la Soverse un Monsieur Le Comte de prime abord plutôt sur la réserve.
La publicité, qui incombait également aux employés lorsque ceux-ci n’étaient pas chargés d’une mission de sauvetage, consistait en une hebdomadaire distribution de petits cartons imprimés dans les boîtes aux lettres. « Une sorte de pêche à la ligne », disait Monsieur Charpot. C’est ainsi que, par un bleu lundi matin, Monsieur Le Comte, déjà adulte, marié et père d’innombrables enfants, commença comme pêcheur à la Soverse.
C’était donc un homme, pardon, un personnage important encore quasiment dépourvu de tout passé, qui enfourcha sa bicyclette de fonction ce matin-là. Cependant ce n’était pas un problème, Monsieur Le Comte lui-même pressentait que son passé viendrait dans l’avenir, si le besoin s’en faisait sentir, et que peut-être même il pourrait disposer d’autant de passés qu’il serait nécessaire.
Dans un passé immédiat cependant, le soleil s’était une fois de plus levé, Monsieur Le Comte en avait fait le constat indiscutable tandis que quelques flocons de céréales achevaient de ramollir rêveusement au fond de son bol. La salle de bain (sans baignoire ; ainsi nommée juste par tradition, elle aussi) était dépourvue de toute ouverture sur l’extérieur, et quelques instants plus tard Monsieur Le Comte y était sous la douche et, comme tout un chacun, y pensait – parfaitement conscient que c’était le lieu idoine, et le moment ad hoc. C’était forcément la marche du monde qui était en question, dans sa pensée ; et naturellement Monsieur Le Comte pensait au lever du soleil, prodige quotidien auquel il venait encore une fois d’assister avec émotion. Il se disait que c’était une chance, tout de même, à bien y penser, ce nouveau lever du soleil. Bien sûr on pourrait lui rétorquer qu’il était tout de même assez vraisemblable, assez probable, même, du moins selon les connaissances actuelles, ce nouveau lever de soleil, et qu’il n’y avait a priori pas lieu de lui faire tant d’honneur. Alors là il sentait qu’il s’échauffait, Monsieur Le Comte (et c’était, il faut le dire, une sensation délicieuse comme la caresse d’un soleil de printemps sur la peau diaphane d’Eulalie) ; il s’échauffait parce qu’il pouvait lui répondre, à son contradicteur, il avait des arguments : « Monsieur, (le contradicteur était toujours un homme, souvent moustachu, d’ailleurs Monsieur Le Comte le connaissait bien ; il y avait longtemps qu’il le fréquentait) Monsieur, votre plate certitude n’est-elle pas simplement un effet de la pauvreté de votre imagination ? La vie entière des vivants au contraire semble vous donner tort. N’est-elle pas la suite par essence invraisemblable d’une série d’événements jamais envisagés, jamais imaginés, jamais pressentis par des protagonistes décidément incurables ? Ce n’est pas parce qu’une situation dure depuis des lustres qu’il n’y a pas quelque part une raison insoupçonnée pour qu’un jour cela change !… » Il n’avait pas fini, Monsieur Le Comte, tant s’en fallait ; il se serait volontiers proposé de développer de multiples exemples expressément choisis pour leur contenu calamiteux ; mais tout de même on ne pouvait pas le laisser continuer comme cela, il était l’heure d’y aller, il allait se mettre en retard ; il était déjà supposé l’avoir enfourchée depuis un bout de temps, sa bicyclette.
Ainsi le voici, Monsieur Le Comte, pédalant allègrement sur une route de plus en plus hasardeuse. En effet sa destination aussi, telle le prochain lever du soleil, était incertaine ; et Monsieur Le Comte lui-même, malgré toute la sagacité dont on l’a déjà vu faire preuve, ne pouvait se douter à quel point.
Monsieur Le Comte, qui donc pour l’instant roulait gaiement sur la route matinale, était plutôt un esprit sceptique, et même assez fier de l’être ; d’aucuns même n’hésiteraient pas à dire « athée », voire « impie ». Il avait de bonnes raisons, d’ailleurs, pour nourrir des idées si contraires à l’éducation que probablement il avait reçue. Il était bien placé, lui Monsieur Le Comte, il savait de quoi il parlait. Il saurait leur répondre, d’ailleurs, à ces naïfs au qualificatif hâtif. « Messieurs » (il s’agit du même moustachu, cloné au pluriel) « Messieurs, ces étiquettes que vous tentez maladroitement de faire adhérer à mon front précocement ridé par l’habitude prolongée de la réflexion, ces étiquettes si séduisantes par leur simplicité phonétique bisyllabique et triphonématique, ces flatteuses étiquettes dans la vraie réalité, qui seule ici nous concerne, n’ont pas de sens. En effet leur a-, leur im- privatifs ne nous privent de rien, puisqu’il n’y avait rien avant moi dans ce désert, rien dont nous priver ; il paraît même que je suis bien placé pour le savoir, même si j’ignore encore pourquoi ma place est si bonne. Non, disais-je, il n’y a rien ; et je dirai même plus (et alors là Monsieur Le Comte accompagnant sa contre-attaque d’une envolée du bras gauche était l’auteur d’une embardée qui manquait à peine de le précipiter dans le fossé latéral plein d’un liquide qui peut-être n’était pas uniquement l’accumulation de la rosée matinale), je dirai même encore que ce sont les croyants qui n’existent pas, cherchez donc parmi vous, y en a-t-il un seul qui s’y laisse prendre, y en a-t-il un seul pour croire en moi, par exemple, et pourtant, vous pouvez m’en croire, je ne suis pas un mauvais exemple, je ne manque pas de mérite, laissez-moi vous en faire l’étalage… » et alors tout de même il était obligé de s’arrêter, Monsieur Le Comte, tout surpris de toute cette humidité sur sa figure, étalé au fond de son fossé, son vélo par-dessus sa tête, dont la roue arrière n’en finissait plus de tourner dans l’air bleu, avec un joli petit zzzzzzzzzzzzz.
Monsieur Le Comte, malgré toute la prévoyante incrédulité dont il avait su faire preuve, vérifiait une fois de plus par l’expérience fortuite (et douloureuse au genou gauche) la validité de sa théorie : il ne pouvait plus en effet ignorer à quel point sa destinée, comme la nôtre, était aléatoire, confiée qu’elles étaient toutes deux aux mains les plus inconséquentes.
- 104 pages 12€
- Collection : Made in Europe
- Thèmes : poésie humour identité
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oct. 2010 — 140 x 210mm - ISBN : 978-2-915018-50-9