Enrico Metz et sa sœur ne s’étaient jamais aimés, et depuis son retour dans la ville, ils ne s’étaient guère vus plus de deux ou trois fois. Elle, elle l’avait accueilli comme un aventurier qui rentre à la maison la queue entre les jambes et lui, il s’était remis à l’appeler “la walkyrie” et faisait tout pour l’éviter. Finis les travaux de rénovation de la maison, sa sœur lui avait proposé sa femme de ménage, l’efficace et revêche Mme Elide, et lui avait offert de la partager, même à l’avenir. Metz avait accepté pour ne pas être obligé de chercher quelqu’un d’autre, mais il était bien conscient d’avoir fait entrer chez lui une espionne.
En ce moment, Mme Elide frottait les sols, en maudissant les peintres. “Cochons !” disait-elle en redressant le dos de temps en temps. “Vos peintres sont des cochons !” C’était une journée tiède d’un mois de décembre inhabituel, doux et pluvieux, et toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. Dans l’air flottait une bonne odeur de terre et de peinture. Il était un peu plus d’une heure, et Metz était en train de manger un sandwich pendant que Mme Elide finissait d’enlever les taches dans l’entrée, quand sa sœur lui téléphona pour lui signaler qu’au journal télévisé, on passait un reportage sur la faillite de la famille Marani. Des images d’archives montraient le célèbre financier s’approchant d’une berline bleu nuit, visiblement agacé par les caméras qui le poursuivaient. Près de lui, en complet sombre, apparaissait et disparaissait continuellement Enrico Metz qui se frayait un passage sans façon, avec sa serviette en cuir.
“Mais c’est vous, celui-là !” s’écria aussitôt Mme Elide. La voix d’un journaliste passait en revue les temps forts de l’affaire et annonçait le énième procès. Metz éteignit la télévision et quitta la pièce sans répondre. Il était sûr que la femme rapporterait ses moindres propos à sa vraie patronne, et il ne voulait pas lui donner cette satisfaction. Il les avait vues et revues, ces images télé, et sa sœur le savait très bien. Mais elle prenait plaisir à le blesser, elle ne lui pardonnait pas son passé. “Le frère important” l’avait-elle surnommé durant des années, avec une pointe de sarcasme. Elle s’était vengée en lui faisant payer au prix fort la part de maison qui lui revenait. Évaluation maximale, comme pour un appartement de luxe de construction récente. “Tu en feras une villa”, lui avait-elle dit, refusant toute tractation. Les ouvriers venaient à peine de partir qu’elle essayait de lui gâcher son premier jour, dans la maison rénovée. Mais rien ne pourrait lui abîmer ce moment, qu’il attendait depuis des années.
Metz savait que c’était une question de minutes, sa sœur rappellerait pour faire des commentaires : il décida donc de sortir plus tôt que prévu et salua Mme Elide du bout des lèvres : “Merci de votre aide”, ajouta-t-il à contre-cœur, avant de refermer la porte d’entrée derrière lui. Elle travaillait bien et il ne voulait pas la perdre, mais il fallait la tenir à distance. Il flâna environ deux heures dans le jardin public qui l’avait vu grandir, puis traversa les boulevards et arriva rapidement dans le centre-ville.
Le ciel devenait nuageux, l’air sentait les châtaignes grillées. Seule une tache rouge, noyée dans la grisaille, témoignait du crépuscule sur la grande plaine, au bout de la très longue rue qui coupait la ville en deux. Les passants semblaient d’excellente humeur, et ceux qui marchaient en groupe plaisantaient et riaient, après leur journée de travail. Les regarder le rendait joyeux, même si personne ne lui rendait son regard. Sans cravate, sans costume sombre, il se sentait méconnaissable. Une main dans la poche, il marchait, fier de sa citoyenneté retrouvée, excité par les moindres détails, tel un soldat qui revient, après une longue guerre sur des terres lointaines. Et tel un soldat, il ne voulait plus penser aux batailles menées, aux déceptions, aux succès, aux cuisantes défaites. Une nouvelle vie commençait pour M. Enrico Metz, sans uniforme ni obligations étouffantes. Il n’était plus un chef, il était enfin libre. Il l’avait même écrit à sa dernière secrétaire, qu’il adorait : “Chère Laura, je t’en prie, ne m’appelle plus dottore[1]! J’ai toujours trouvé cela ridicule, je peux enfin te l’avouer. ‘Bonjour dottore, bonsoir dottore’, j’avais l’impression d’être à l’hôpital.” Il lui avait aussi écrit autre chose, dans un style exalté qui avait dû l’étonner : “Je ne suis plus rien, quel bonheur ! Je ne sais même pas pourquoi je suis ici, et je me porte à merveille !” C’était vrai, il se sentait plein d’énergie ; ses jambes lui semblaient capables de parcourir des kilomètres, et son esprit surexcité élaborait mille pensées à la fois. De temps en temps seulement, une étrange inquiétude naissait dans sa poitrine, comme s’il était en retard ou comme s’il s’était trompé d’endroit, mais cela ne durait pas longtemps. Il avait ressenti quelque chose de semblable, enfant, quand il faisait l’école buissonnière. Il n’y avait ni assistants ni secrétaires à l’attendre impatiemment, pas de coups de fil urgents à donner, il n’avait rien oublié d’important. Il pouvait flâner et aller où bon lui semblait, s’arrêter devant une vitrine, relire une vieille plaque commémorative, admirer la façade d’une église. Il se sentait de nouveau partie intégrante d’une ville agréable, ni trop petite ni trop grande, une ville du Nord, ancienne et industrieuse, ouverte aux changements et aux modes mais au fond, paresseuse et incapable de changer réellement. Plusieurs autres villes similaires avaient démesurément grandi en quelques décennies, perdant leur âme à jamais ; la sienne avait volontairement choisi de ne jamais grandir, faisant preuve d’une sagesse grise qu’avec les années, il avait appris à goûter. Certes, ses concitoyens changeaient extérieurement tous les ans pour se donner l’impression d’être toujours à la mode ; mais ils traversaient encore les places du centre avec la fière lenteur de leurs ancêtres pour entrer dans les boutiques opulentes ou dans les cafés qui embaumaient les pâtisseries fines, ou se regrouper, lorsqu’il faisait beau, sous la statue en bronze de l’empereur, comme pour lui tenir compagnie.
Il l’avait souvent entendu dire dans son enfance, mais il ne l’avait jamais cru : qui est né ici revient tôt ou tard, et tant que dure l’exil, il ne cesse de rêver de ces places, des silhouettes familières un peu trapues qui les traversent avec un sac à provisions, des discussions enflammées et si ennuyeuses du groupe de petits vieux, des tables des cafés sur les trottoirs, tout au moins jusqu’à l’arrivée de l’automne, dont les brouillards givrants font presser le pas, même aux étudiants éméchés.
Au fil des années, c’était devenu une idée obsédante : revenir, revenir au plus tôt. Et maintenant qu’il était revenu, il se sentait chez lui, même si la ville n’était plus la même. En effet, la caissière plantureuse du cinéma, à l’angle de la place, avait été remplacée par un jeune étranger, l’herboriste était devenu un vieillard voûté et parcheminé, le brillant barman du Grand Bar un homme gras et chauve qui parlait tout seul, en servant des campari-soda aux étudiants.
- - - - - -
[[1](#_ftnref)] Le mot désigne un médecin, mais c’est aussi un titre honorifique courant, en Italie.