Cosmonaute déchu, actrice de télévision, soldat déserteur ou pianiste de jazz : La Persistance du froid escorte ces trajectoires et quelques autres. Et le prophète du coin de la rue tel le majordome d’une Arche de Noé, de sa voix, scande d’allégorie leur passage.
C’est comme une Vie mode d’emploi miniature, avec son propre secret à découvrir.
« Si je puis dire le but de la manœuvre…»
La Persistance du froid
Denis DecourchelleChicago, sur le trottoir de l’avenue Michigan, un joueur de batterie. Solitaire, buste et bras tournant autour d’un axe invisible, ajoutant ses commentaires emboutis, sa scansion aux parcours quotidiens des piétons et des voitures qu’il paraît convoquer. Totem mécanisé, girouette basse de la ville tout entière, appareil enregistreur captant l’état de l’air, de la pluie et du soleil, régulant le flux des voyageurs de banlieue et les trains de marchandises qui s’arrêtent au bord du parc, les dizaines de millions de tonnes de céréales, de titres et de dollars qui transitent par signes et par chiffres dans les bourses de commerce, à quelques blocs de là et repartent, nuit et jour, dans le monde. Près de lui, les passants attirés par le jeu des pulsations tournent sur eux-mêmes, virevoltent en cadence vers une grosse boîte usée recueillant les dollars puis rejoignent, interdits, à peine dégrisés, les cohortes disjointes des familles et des couples.
Son voisin, un prédicateur enroué, sobre et simple, costume noir à cravate rouge, petit amplificateur aux pieds et ce micro qu’il tient un instant comme un goupillon avant de répéter — / … sur la route de votre vie, laissez Jésus conduire la voiture… Dieu a mis en chacun de nous un trésor, ne le gaspillez pas… /, de sa voix fatiguée, à l’archaïque mélancolie sous les teintes mauve orangée du soir, les lignes de chrome qui se dorent sur la façade biseautée des immeubles immenses, coupés en tranches de basalte bleu, en parallélépipèdes de cristaux noirs.
Là-bas, derrière les arbres urbains si bien dessinés, les grandes pelouses paisibles et peuplées, se font entendre les saillies d’un orchestre de jazz — applaudissements pour le vieux soliste encore capable de disloquer une mélodie —, les freins des convois de wagons, le vent du lac et le bruit d’eau des fontaines colorées de rouge. Plus loin encore, vers le haut du ciel, la Sears Tower, anthracite et sobre, énigmatique, ses longs déboîtements dissymétriques à l’austérité sensuelle, ses deux grandes antennes blanches, presque incandescentes dans la nuit, captant les messages — qui peut bien vouloir s’adresser à nous dans la tiédeur du soir quand deux ou trois mille représentants en médicaments rentrent dans la ville depuis une demi-heure par Jackson Boulevard, une carte plastifiée sur la poitrine, rumeur étrange de leurs bavardages qui pourraient signaler l’Apocalypse proche, et paraissant se diriger en droite ligne, à dix kilomètres à l’ouest, pour recoloniser les quartiers abandonnés et désertiques, ces zones vides au sol cimenté entourant de temps à autre quelques petites maisons murées, les dispensaires chrétiens de nourriture et de vêtements, ces lieux scarifiés de grands carrefours silencieux où des Cadillac aux ailes trouées de rouille tentent de remonter le courant — qui a quelque chose à nous dire, du plus lointain du lac océanique, turquoise sous le soleil, empoisonné dans ses profondeurs ?
Trop tard, ou bien ça n’a pas encore commencé, le Grand Générique a défilé sans s’interrompre, le temps d’y trouver son nom, nous voilà déjà mort, qui annonçait par avance l’odeur des continents et des pelages, le goût des grandes jeunes filles et la mélancolie pensive de leurs enfants, un instant, sous un soleil de septembre, ce Programme peuplé de promesses encore neuves, emballées de peau humaine, sa liste entière de jeux de circonstances dont il fallait connaître la règle, le nombre exact de corps et de textes à déchiffrer, cette nomenclature trop somptueuse pour un seul homme, faite d’animaux, de végétaux, montagnes, océans, œuvres, pensées, beautés, sentiments, sensations, tout cet index qui enveloppe en un linceul de papier journal le cadavre d’un saumon à peine adulte reparti vers l’Origine, mais retrouvé mort, un samedi soir, sur la glace d’un étal de poissonnier.
Quelques mois avant de mourir, Stef McDuff (1923-1979), pianiste de jazz, racontait de plus en plus souvent, à qui lui faisait la charité de l’écouter, deux lieux de sa vie, d’une manière telle qu’on ne savait plus quand il les avait connus et pourquoi il mettait une telle ferveur à les décrire — une piscine et une bibliothèque. L’une, enchâssée au 8e étage d’un immeuble, à l’angle d’Adam et de Clark Street, tiroir plein d’eau d’un gigantesque réfrigérateur, la seconde, le Becker Center, émouvante comme une vieille station-service de quartier, usée, toujours disponible, au nord de Wabash Street, dans le quartier de Lincoln Park.
La piscine. Au tout début d’un matin de février, pour une fois pourvu d’un peu d’argent, suffisamment lucide et calme pour profiter du caractère incertain de ce moment, il reconnut sa présence aux cheveux mouillés des jeunes femmes qui sortaient dans la rue — leurs gestes pour se regarder en passant devant les premières vitrines — et se retrouva bientôt dans un hall profond, bas de plafond, une longue boîte monumentale dont les baies vitrées laissaient entrer cette lumière sans soleil, irradiante, aussi merveilleuse que morbide, d’un bleu pâle devenu blanc, émanant des terrasses voisines et de toutes les surfaces recouvertes de neige de la ville environnante, tandis que l’eau bleue du grand bassin offrait sa compacité bienveillante, sa grande stabilité sereine à son corps exaspéré d’héroïnomane.
- 152 pages 16€
- Collection : Made in Europe
- Thèmes : musique invention formelle poésie histoire
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janv. 2010 — 140 x 210mm - ISBN : 978-2-915018-41-7