La peur. Debout sur la dernière marche de l’escalier de l’entrée, tout en agrippant la rampe en bois, « gelé » comme dans le jeu des statues. En alerte. Écoutant à la porte du salon, essayant désespérément de percevoir le ton de sa voix ou la qualité de son silence, comme si ta vie en dépendait. Ce qui bien sûr était exact – et l’a toujours été depuis. Terrifié d’entrer dans la pièce où il se trouvait – et pourtant incapable de t’éloigner.
Tu voulais l’approcher là où il était dans son fauteuil – juste pour dire « Bonjour » et peut-être toucher le dos de sa main qui reposait sur l’accoudoir. Mais même imaginer cela comme ayant été un événement à part entière de ton enfance, y penser maintenant plus de trente ans plus tard t’amenait à retenir ta respiration de peur.
S’il t’avait jeté un coup d’oeil, t’avait souri et avait répondu à ta salutation , si cet événement banal avait jamais eu lieu, ne serait-ce qu’une fois, cela aurait été le miracle capable de changer ta vie. Un instant de certitude qui pendant toutes les années à venir aurait été à toi, dont tu te serais souvenu quand tu le voulais, te disant à toi-même : c’était moi.
Au lieu de quoi, tu as passé toute ton enfance dans le couloir, pour ainsi dire, sachant très bien que si tu osais entrer dans la pièce et lui parler ou toucher le dos de sa main – si tu osais, en fin de compte, lui faire la plus petite demande –, il t’ignorerait. Ou, au mieux, il se tournerait dans ta direction sans un mot, son regard disant clairement: «Eh bien, que peux-tu bien avoir à me dire ? » Toute affection que tu montrais, il s’en distanciait. L’amour que tu exprimais, quel qu’il soit, il le broyait complètement.
Un soir, alors que tu étais dans la cuisine en train de nettoyer tes chaussures pour l’école le lendemain, il est entré dans la pièce. Tu devais avoir environ douze ans et tu avais appris depuis longtemps à te crisper à son approche, mais comme ton dos lui faisait face, tu as continué à te chanter à toi-même une chanson pop sentimentale tout en brossant tes chaussures en mesure pour garder le rythme.
Tu n’as jamais oublié la colère dans sa voix : «Qu’est-ce que tu peux bien savoir de l’amour ? » a-t-il crié.
Tu t’es tourné vers lui, il était à quelques pas de toi, pointant un bras accusateur : « J’ai dit, qu’est-ce que toi tu peux savoir de l’amour ?»
Sa main tremblait violemment et son expression était si emplie de rage qu’il t’a fallu regarder ailleurs. Il a répété le mot «amour» plusieurs fois, avec mépris, avec dégoût. Puis il a quitté la pièce.
Après quoi, tu es resté debout devant la fenêtre de la cuisine, tenant ta chaussure dans une main et la brosse et le cirage encore dans l’autre. Il faisait sombre, noir comme dans un four. Tu sentais, en regardant dans la nuit, que si toute l’obscurité qui couvrait le village, les champs et les bois alentour, pouvait entrer en toi, ce ne serait pas suffisant pour cacher le sentiment de culpabilité et de honte qui était là désormais.
Mais tu avais tort. Par tes propres efforts, tu es parvenu à faire que ces choses soient cachées du monde – et de toi-même. Oubliant, en fait, pratiquement leur existence jusqu’à récemment quand, dans une gare en te rendant à ton travail un matin, tu t’es retrouvé à nouveau face à face avec elles. À cet instant, la force qui retenait tout cela depuis plus de vingt ans a soudain été libérée – déchirant l’obscurité et toi.