Une autre brindille encore apparaît à gauche à la surface du fleuve et s’approche à la même vitesse apparemment constante (rapide ou lente, impossible à décider vraiment), à la même vitesse apparemment constante passe devant le banc puis disparaît à droite, dessinée en noir sur l’éclat blanc du soleil à la surface de l’eau où le regard peine à s’attarder.
Il semblerait facile de définir à l’avance la trajectoire de chacune, parallèle forcément à celle de la précédente, de la prochaine.
Mais à l’issue d’une observation vraiment attentive (autrement dit : longue ; autrement dit : à l’issue d’une attente, d’une station prolongée sur ce banc – une heure ? plus ? sans montre c’est difficile à préciser), à l’issue d’une observation suffisante, digne de ce nom, il est clair qu’il n’en est rien, qu’il n’en est rien pour certaines en tout cas de ces brindilles qui sans raison apparente, sans qu’aucun obstacle puisse être identifié s’arrêtent soudain en tournant lentement sur elles-mêmes – et même parfois contre toute attente paraissent remonter contre le sens du courant sur quelques centimètres.
Le phénomène (attracteur étrange ?) est suffisamment troublant pour retenir l’attention et faire regretter une éventuelle distraction passée lors d’une séance d’initiation à la mécanique des fluides. Dans quelle classe était-ce ? avant ou après le bac ?
(Ce n’est même plus de la distraction, a dit Suzanne hier soir, la main sur la poignée, c’est…)
Déjà alors la distraction
était souvent l’occasion d’un reproche lors de la séance vaguement solennelle encore de la remise des copies marquées d’une note en rouge toujours inférieure à en croire le professeur à ce qu’elle aurait dû être.
Déjà à l’époque le reproche
(… je ne t’ai jamais fait de reproches pourtant quand…)
était accepté, ce n’est pas vraiment le mot, il était reçu plutôt que subi, assimilé, digéré après déglutition, et oublié – comme la couleur quotidiennement devant les yeux du papier peint de la chambre.
La couleur du papier peint de la chambre. Quotidiennement devant les yeux.
(Tu ne remarques jamais rien. Tu n’as jamais rien remarqué. C’est comme si…)
Estelle une fois – amour de jeunesse, fiction plutôt d’un amour de jeunesse – avait posé cette question, lors de l’une des toutes premières sorties au seuil encore de l’adolescence (café-ciné ou l’inverse ?) : « Dites-moi, Monsieur ; quelle est la couleur du papier peint sur les murs de votre chambre ? »
Le ton était joueur et enfantin, les sourcils comiquement froncés au-dessus d’un nez mutin et juvénile cherchaient sans doute à reproduire l’expression faussement sévère d’une institutrice d’autrefois ; il y avait là tout pour se croire éperdument et définitivement amoureux.
Ou bien était-ce déjà l’impression d’un danger imminent à la porte même du foyer familial
(Derrière la porte refermée la décrue du bruit des pas de Suzanne dans la distance.)
qui était à l’origine de cette accélération des battements du cœur ? (car à n’en pas douter c’est d’une tentative d’intrusion, d’une tentative d’effraction que la jeune fille par de telles paroles se rendait coupable : la couleur du papier peint sur les murs de ta chambre).
Pourquoi dans ce cas cette sensation contradictoire, dans cette même région du cœur : quelque chose comme la chute d’un corps à l’intérieur, quand dès la semaine suivante elle a ri en public à pleines dents indécemment découvertes des plaisanteries vaseuses d’un bellâtre (qui surtout était un autre) ?
Estelle était destinée à demeurer une interrogation, cela même était inscrit dans son prénom, c’était une bonne raison de se faire une raison.
Ensuite elle a disparu bien vite, cette sensation gourde à l’intérieur, comme si elle n’avait jamais existé, comme si elle n’avait été qu’une illusion, comme si elle n’avait été que le produit fantasque d’une fiction personnelle et secrète tandis qu’Estelle au loin poursuivait son parcours ;
à moins qu’elle n’ait été seulement oubliée elle aussi, cette sensation, comme la couleur du papier peint tellement quotidien que les yeux mêmes oubliaient de s’attarder dessus.
Il était beige, ou écru, ou beige : la question sans réponse l’était restée même après le retour à la maison où les yeux s’étaient de force enfin posés avec application sur le mur de la chambre.
Et par intermittence il lui arrive encore de remonter à la surface, à cette question pourtant depuis si longtemps vidée de sens, alors que la maison familiale n’est plus depuis longtemps qu’un vieux souvenir à chaque remémoration plus confit, plus irrémédiablement éloigné de la nature ;
à l’exception toutefois de ce papier peint, dont la couleur mal définie et la texture verticalement granuleuse se sont depuis le soir même de cette anodine sortie d’autrefois définitivement inscrits dans la mémoire.
« Où est-elle Estelle à présent ? » Des questions comme celle-là reviennent encore par bouffées surannées comme le refrain d’une chanson populaire qui trouve son contrepoint dans le proverbe
« Loin des yeux loin du cœur » lequel à chaque fois ne peut qu’être vérifié dans un constat triste et froid comme la surface de l’eau un peu sale.