Un écrivain prodigieux
La littérature allemande vient de révéler un écrivain prodigieux venu de Basse-Saxe. Voici traduit un livre au titre ample : Rome, regards. Rolf Dieter Brinkmann a été révélé une fois en français, il y a longtemps (La lumière assombrit les feuilles, 1971), et après cela personne n’a entendu parler de lui. Son effacement est simple : Brinkmann a choisi de briser le roman traditionnel, de ne plus s’en tenir à une représentation réaliste et paisible du monde. Il a décidé de projeter ses images et une poésie directe dans un ouvrage indéfinissable, un livre-album qui fait appel à tous les motifs (lettres, photos, factures, billets de train…) et qui donne lieu à un récit cinglant. Depuis l’œuvre d’Arno Schmidt (dont l’influence restera majeure sur l’écrivain) et hormis Christa Wolf, la prose allemande s’était un peu endormie. Rome, regards arrive au bon moment pour contredire cette monotonie.
Le livre (Rom, Blicke) paraît aux éditions Rowohlt en 1979, l’année même où meurt Schmidt. Il n’y a pas de hasard. On peut même y voir un passage de témoin. Prenant à contre-courant la mythologie habituelle de Rome, ville dans laquelle il réside pendant quelques temps (1972-1973, à la Villa Massimo), Brinkmann compose pendant trois mois une machine de guerre qui se présente comme un cri. Il commence par attaquer les artistes de troisième rang qui se trouvent à ses côtés. Un tel cénacle vaniteux le dégoûte profondément et il ne se sent appartenir à aucune communauté, avouable ou non. Il désacralise la fontaine de Trevi, ne cache pas son horreur des ruines, de l’héritage culturel, des amphithéâtres délabrés, plus tard du paysage autrichien. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir des affinités. Sur le mode du collage inspiré par la Beat Generation, son écriture multiplie les points de vue sur Rome. Le livre devient un impressionnant travail de topographie, comparable à la mobilité des situationnistes dans l’Europe des années cinquante. Par son approche brutale et concrète du monde, on reconnaît l’influence de Louis-Ferdinand Céline. Brinkmann est un lecteur subtil (Godfried Benn, Hanns Henny Jahnn…) ; sa méthode consiste à faire chanter la langue allemande. Ecrivain phobique qui ne supporte pas la foule, acculé par le manque d’argent, il se consacre entièrement à la recherche formelle et à l’amplification du rythme. Comment dire l’émotion, comment peindre un tableau saisissant de la vie ? On mentionnera encore le rôle crucial de la peinture, particulièrement l’expressionisme d’Otto Dix.
Mais le plus important n’est pas là. S’il ne restait à la fin que le négatif ou la détestation universelle, le lecteur arrêterait net. Non, ce qui est irremplaçable, c’est la manière constante dont Brinkmann fait preuve pour tout dire, tout noter, tout radiographier. Cet homme est littéralement obsédé par le présent, par son feuilletage. Le présent apparaît comme un moment infini qu’il est impossible de délaisser. D’où de rares moments de paix, des instants de révélation. Il tape sans cesse à la machine à écrire, pense à son fils atteint d’une lésion cérébrale, ne baisse pas la garde. Dans une des nombreuses lettres adressées à sa compagne Maleen, il note : « Je danse sur un mince fil d’idées au-dessus de la merde qui s’agite en-dessous. Danses-tu, toi aussi ? Allez, viens : danse avec moi sur cette mince corde d’une idée qui va se rompre foutrement vite, mais ce sera alors ton idée, et la danse est belle, les sens bien éveillés et bien conscients. » Au milieu de la bataille, le funambule Brinkmann est renversé par une voiture à Londres en avril 1975. Il avait 35 ans.
Jean-Philippe Rossignol
La Revue des deux mondes, janvier 2009