Elle avait décroché depuis cinq mois. C’était après l’hôpital. C’était après son divorce. C’était l’automne. Elle avait même arrêté de fumer. Elle portait un bas de jogging rose, des tennis et un T-shirt rose avec le nom KAUAI inscrit en mauve au niveau de la poitrine. Elle sortait tout juste de la salle de sport. Ses cheveux noirs étaient encore humides. Un bandeau rose lui couvrait le front. Elle traversait un parking bordant un parc municipal de West Hollywood. Elle était encombrée de biscuits pour la réunion des Alcooliques Anonymes. C’était à son tour d’apporter de quoi grignoter. Il régla son pas sur le sien. Il était courtaud, gras, pâlot. Il avait les dents abîmées. Les cheveux sales. Plus tard, elle ferait un arrêt sur image, sur cette image, et la dissèquerait. Elle dirait qu’il avait l’air effrayé, abattu, comme pris au piège ; « ombrageux » est le terme qu’elle emploierait pour décrire ses yeux noisette occupés à mesurer, jauger on-ne-sait-quoi dans l’air qui les séparait. Sa façon de les plisser n’avait rien à voir avec le soleil.
— Je m’appelle Lenny, dit-il en tendant la main. Et toi, c’est comment ?
Elle le lui dit, tenant son sac rempli de paquets de gâteaux. Après la réunion, elle avait rendez-vous chez son psychiatre puis chez sa manucure. Elle ne ralentit pas son allure.
— T’es prof ? T’as une dégaine de prof.
— Je suis écrivain, répondit-elle. J’enseigne l’écriture comme création.
— T’as une dégaine de prof, insista-t-il.
— Mais je ne fais pas que donner des cours, rétorqua-t-elle, agacée.
— Ouais, c’est ça, t’es écrivain. Et t’es une vilaine fille. T’es une de ces coquines de Beverly Hills. Ça fait un moment que je t’ai à l’œil.
Elle ne dit rien. Il portait un jean, une veste en cuir zippée jusqu’au cou, une longue écharpe rouge et une casquette de baseball à l’effigie des Dodgers. Il faisait bien trop chaud pour se lester d’une écharpe et d’une veste en cuir. Elle n’accorda pas vraiment d’importance à ce détail. Elle s’en étonna, l’effleura un instant puis le laissa filer. Elle regardait sans voir. Ils étaient sur le bord du trottoir. La réunion avait lieu dans une salle associative, de l’autre côté du boulevard. Elle n’était pas encore effrayée.
— Tu prends de la drogue ? Tu prends quoi ? T’as un problème de boisson ? demanda-t-il.
— Je suis cocaïnomane, répondit-elle.
— Moi aussi. Voyons tes cicatrices. Montre-les moi, réclama Lenny, avançant le bras pour saisir le sien.
— Je n’en ai pas en ce moment.
Elle posa les yeux sur son propre bras. Le tendit dans l’air jaune entre eux. Déjà l’air était trouble et agité.
— Elles ont disparu, continua-t-elle.
— Je les vois, dit Lenny en inspectant son bras, le retournant, le soulevant pour mieux l’observer à la lumière du soleil. Il caressa le creux de son coude, là où la veine affleurait. Elles sont magnifiques.
— Mais il n’y a rien, protesta-t-elle.
— Si, si. Il y a toujours quelque chose si tu sais regarder, affirma Lenny. Combien de personnes devant la porte ? Combien de marches ?
Il parlait de la porte de l’autre côté du boulevard. Celle à laquelle il tournait le dos. Elle n’en avait aucune idée.
— Quatre marches, dit-il. Neuf personnes. Quatre femmes. Un vieux monsieur. Je regarde. Je vois.
Elle se mit à compter les personnes groupées sur les marches devant la salle de réunion. Elle ne dit rien.
— On va boire un café ensemble tout à l’heure. C’est ton genre de plans, non ? T’as pas le droit de picoler, hein ? Du coup, quand tu sors, c’est pour prendre des cafés ?
Lenny scrutait son visage.
— Je ne crois pas, non.
— Tu ne crois pas ? Allez. Je t’invite. Tu pourras m’expliquer comment ça fonctionne, les Alcooliques Anonymes. T’aimes ces chaînes italiennes à la con ? Ou les françaises, plutôt ? Les petites tasses, et tout ?
Lenny la regardait fixement.
— Non merci. Je suis désolée, dit-elle.
Il était courtaud, gras et suintant. Ses yeux semblaient se moquer d’elle.
— T’es désolée ? J’vais te faire voir ce que c’est que d’être désolée. Écoute. Je sais ce que tu veux. T’es une de ces profs de Beverly Hills qui savent toujours tout mieux que les autres.
— C’est ça, acquiesça-t-elle, se demandant pourquoi elle perdait son temps à lui répondre.
— Tu veux perdre pied. Tu veux voir ce qu’il y a de l’autre côté. Je te montrerai. Je t’y emmènerai. Je serai le plus grand vertige de ta vie, reprit Lenny.
— Au revoir, coupa‑t‑elle.