Au début de son roman, Nils Trede fait dire à son narrateur et personnage principal : « Tout est coupé en deux. Ma vie est coupée en deux et mes aspirations et la réalité sont coupées en deux également. Je ne connais plus rien d’entier, rien qui ne serait pas coupé en deux. J’ai deux vies, je n’ai pas de vie. Que des morceaux, que des restes. Tout est déchiré. Je suis malade. Je souffre de la maladie qui s’appelle absence d’harmonie… »
Dans cette déclaration à la fois sombre et candide se retrouve un vieux thème allemand, celui du Doppelgänger, du « double », cher à nombre d’auteurs, qu’ils soient d’outre-Rhin ou d’ailleurs — thème romantique par excellence. La question de l’existence d’un double insaisissable, en tout point semblable à son modèle «vrai et vivant», se présente chaque fois que la conscience se voit surprise à manquer au contrôle sévère qu’elle doit exercer en permanence sur la faculté d’attention. C’est ainsi que les rêves ou les états extatiques semblent nous échapper pour se laisser diriger par un moi invisible, d’autant plus inquiétant qu’en s’esquivant il renforce en même temps un sentiment d’intimité qui l’accompagne.
Le personnage de Nils Trede est double à plus d’un égard : double profession (il est à la fois médecin à la préfecture de police et propriétaire d’un restaurant réputé où, par un goût singulier, il aime tenir le rôle de serveur ; il exerce la profession médicale dans une île non nommée mais qui rappelle irrésistiblement l’île de la Cité tandis que son restaurant se trouve sur l’île voisine – l’île Saint-Louis vraisemblablement; il est doté d’un esprit rêveur, voire surréaliste, mais sa formation médicale lui confère une faculté d’observation méticuleuse, précise jusqu’au vertige. En sorte que le monde dans lequel il évolue, mais que sa conscience – si clairvoyante soit-elle en certaines circonstances – ne maîtrise pas, devient pour lui une sorte de toboggan existentiel où il glisse peu à peu vers l’abîme.
Nils Trede est médecin, comme son narrateur. Et comme lui, son esprit est double. Il peut évoluer dans l’imaginaire comme dans la réalité scientifique et peut-être ne sait-il pas toujours avec précision où il se trouve : c’est cette « absence » qui fait de lui l’écrivain surprenant que nous découvrons dans La Vie pétrifiée.
Nils Trede est Allemand du sud. Mais alors sa perception, qui m’a d’emblée frappé par son originalité climatique septentrionale, la simplicité de son expression dans une langue qui n’est pas la sienne (il est absolument allophone) et fait parfois songer à Knut Hamsun, évoquent pour moi davantage la sensibilité créative hanséatique avec ses clairs-obscurs mélancoliques, ses rêveries secouées de violence, ses éblouissements puisés au sein même de la nature. Il y a chez ce jeune auteur de la juvénilité, presque de la naïveté, et ce sont ces deux états accordés à un sens de l’observation aigu qui confèrent à sa prose son charme ambigu et la fascination que peut susciter chez le lecteur un macrocosme à la fois métaphorique et fantastique.
D’évidence, Nils Trede porte en lui un univers personnel déconcertant dont l’avenir nous révélera les dimensions et les perspectives. Mais par son ton dépouillé et direct, un style brut qui surprend et dérange parfois, une spontanéité proche des « littératures singulières », La Vie pétrifiée révèle une voix qui résonne rarement sous nos latitudes littéraires.
Claude Delarue