Je relis mon discours à voix haute en arpentant le salon, comme si je préparais une banale lecture ou la présentation d’un livre. J’ai fait ça tellement de fois, je suis rompue à cet exercice. Mais aujourd’hui, ça ne prend pas, tout sonne faux. Justement ce n’est ni un roman ni une lecture mais l’horrible réalité. C’est elle qui sonne faux, pas moi. Je n’ai aucune prise sur elle. Je sais et je ne sais pas que ma mère est morte. Je sais qu’elle est morte depuis une semaine, mais je ne sais pas ce que ça veut dire. C’est fini, elle est morte. C’est terminé. J’ai beau me le répéter, ça ne rentre pas.
Je suis calme. Je ne pleure pas, je ne rêve pas. Quand je décris mon état au téléphone à mon amie Oriane, elle me répond que c’est normal, le déni. Quel déni ? Où ça, du déni ? Ça fait longtemps que j’étais préparée à la mort de Koumiko, j’ai fait mon deuil pendant sa maladie, son long déclin. C’est ce que je dis à tout le monde. Ça doit être vrai, puisque je le dis. Mais n’est-ce pas plutôt pour noyer le poisson ou pour avoir la paix ?
Je me souviens quand j’interrogeais le père de ma fille aînée sur le suicide de sa jeune sœur, il répondait qu’il s’était chargé de tout. C’est lui qui avait découvert le corps et prévenu les parents, tout réglé, payé les obsèques. Il disait ça d’une voix éteinte, comme d’un truc qui fait chier et qui lui avait fait perdre six mois de sa vie. Il était cimenté, voilà. Maintenant, je comprends. Je n’ai pas accès à ma douleur. Je peux en parler, je sais qu’elle existe et qu’il n’y a même plus qu’elle, mais je ne la ressens pas. Je suis bloquée sur les funérailles, coincée, en boucle. C’est le vide au-delà.
Il est 16 heures. Je sens monter la panique. Demain, c’est l’incinération. Je peux pas me planter, il faut que j’assure. Je me relis encore, vingt fois, trente fois. Je coupe, reformule, raye les mots sur mon carnet, je leur tords le cou pour leur faire cracher quelque chose.
Je ne vois pas le bout de mes phrases, j’ai une voix de merde. C’est trop écrit, c’est figé, c’est l’enfer. J’angoisse, je marmonne : « Ça y est, je suis angoissée. C’est nul, ça veut rien dire. Elle aurait détesté, c’est clair… »
C’est peut-être par là qu’il faudrait commencer, quand l’autre soir mon ami Julien m’a demandé ce qu’aurait souhaité ma mère. Je lui ai répondu : rien, qu’elle ne voulait pas mourir, que c’était ça, sa dernière volonté. On s’est marrés, puis plus tard il m’a envoyé ses notes pour son propre discours.
Qu’est-ce qui me revient de Koumiko, tout de suite, très vite ? Quand je lui parlais au téléphone et qu’elle pensait que j’étais sur le balcon derrière sa fenêtre et qu’elle ne comprenait pas pourquoi je n’entrais pas.
La vue apaisante sur le cimetière de Montmartre. Les dîners sur la table, dans le coin du couloir.
L’appartement-caverne avec le rêve de vous, enfants, dedans. Le passage étroit au milieu des édifices de papiers et de prospectus, les diapos de Berlin et du Japon dans la pénombre.
Vivre dans ses souvenirs. Se mettre à sa table et attendre la visite des personnages, des gens perdus de sa vie. Plus besoin de les voir (elle m’avait expliqué ça), ils viennent.
Vivre dans les films. Devoir « absolument » l’accompagner au Forum des images voir Man on the Wire ou le dernier Tarantino.
Les gros tuyaux de la salle de bains.
Elle qui me montrait son déjeuner, un saucisson entier roulé dans une feuille de salade. Elle disait : « Délicieux, ça ! »
J’ai revu les gros tuyaux, l’appartement magique, le saucisson entier dans la feuille de laitue. Tout d’un coup, j’ai ressenti la mort de Koumiko, l’immensité de sa mort dans la simplicité de sa vie. Mon cœur s’est déchiré. J’ai fermé les yeux, j’ai tout verrouillé.