D a débuté sa carrière en vendant des articles de quincaillerie : clous, scies, marteaux, poignées de porte et judas de la marque Kramp.
La première fois où il est sorti avec sa mallette de la pension où il logeait, il est passé à trente-huit reprises devant la principale quincaillerie de la ville, encore un village à l’époque, avant d’oser y entrer.
Cette première tentative de vente a coïncidé avec le jour où l’homme a posé le pied sur la Lune. Les gens se sont réunis pour regarder l’alunissage grâce à un projecteur que le maire avait installé sur le balcon de son bureau, et qui envoyait l’image sur un drap blanc. Comme il n’y avait pas le son, la fanfare des pompiers jouait une musique d’accompagnement.
Au moment où D a vu Neil Armstrong marcher sur la Lune, il s’est dit qu’avec un esprit décidé et le bon costume, tout était possible.
Le lendemain, après son trente-neuvième passage, il est donc entré dans la quincaillerie avec les chaussures les mieux cirées jamais vues dans l’histoire de la ville pour proposer les produits Kramp au gérant. Clous, scies, marteaux, poignées de porte et judas. Il n’a rien vendu, mais on lui a dit de revenir la semaine suivante.
D est allé prendre un café et a noté sur une serviette : toute vie comporte son alunissage.
Plus tard, lorsque D a raconté à son père que l’homme était allé sur la Lune, ce dernier lui a rétorqué que c’était une vaste plaisanterie, que Dieu avait créé l’homme avec les pieds sur terre et sans ailes, et que tout cela n’était qu’un mensonge du Président des États-Unis.
Toujours est-il que la semaine suivante, D a fait un pas au nom de sa propre humanité : il a vendu une demi-douzaine de scies et une autre de judas. En sortant de la quincaillerie, la commande dans sa mallette, il a senti que tout bonheur, grand ou petit, méritait d’être projeté sur la place d’une ville.