oupillant sur le dos et le Formica de la table de chevet, il m’a semblé alors que le cloporte me suppliait. Ainsi nous nous toisions l’un l’autre, à fronts renversés, ses petites pattes gesticulant dans l’éther tandis que je m’adossais en surplomb au gros oreiller blanc. Pour lui, ce fut l’ultime (et tardive) occasion de réaliser la pauvreté ontologique de sa condition ; pour moi, l’épreuve de la toute-puissance. Aux yeux d’un homme en effet, c’est une expérience bien singulière que de contempler l’agonie d’une bestiole qui, par une bêtise propre à son genre et sans souci du ridicule, s’épuise jusqu’à la dernière oscillation de ses antennes à retourner sa carcasse qui a chu – et avec elle une situation fort cocasse. Car vraiment, il y a du cocasse à contempler l’acmé d’une créature aussi vaine, et de sentir peser sur soi ce qui lui reste de conscience. J’ai beaucoup réfléchi à cet épisode. Je sais par exemple que la bestiole sentait ma présence. Mieux, elle devinait que moi seul étais en mesure de la sauver – de fait, il m’eût suffi d’un souffle pour redonner à ce corps un peu de sa frêle mais originelle dignité. Ce ne fut pas un moment facile, et je me surpris à devoir lutter contre un assaut de compassion qui m’eût fait aussi chaste en mon âme qu’une vierge au sortir du confessionnal. La nécessité intrinsèque de l’expérience justifiait pourtant qu’elle imposât ses lois et supplantât toute miséricorde ordinaire – d’autant, il peut être utile de le préciser, que nulle cruauté ne m’animait. Naturellement, j’aurais ri au nez et à la barbe de quiconque m’eût affirmé la veille qu’un spectacle a priori aussi barbant eût pu à ce point me tenir en haleine : je ne suis pas gâteux. Or l’agonie se prolongea tout de même le temps moyen d’un téléfilm, et je ne me suis pas ennuyé un seul instant.
Je ne saurais dire si le cloporte était blessé. Quelques pattes, peut-être, légèrement estropiées. Toujours est-il que cette obstination à culbuter sur lui-même pour recouvrer un peu de son aplomb, cette manière de se ménager des plages de repos et de mobiliser l’énergie nécessaire à l’élan suivant, l’intelligence dont il fit preuve jusqu’à la dernière seconde pour trouver une position qui lui permît de s’arc-bouter sur ses paires de pattes ou ses antennes, tout cela contribua à la qualité d’un spectacle fort édifiant : après tout, ferai-je preuve du même cran ? Je me suis longuement posé la question de ses sensations. La douleur est connectée en ligne directe au cortex, c’est entendu ; mais quid du cortex d’un cloporte ? à cela, seul un cloporte pourrait répondre : nul d’entre nous ne ressentira jamais rien à sa façon. Tout du long, j’eus pourtant le sentiment que ce dont il souffrait ne tenait pas tant à une carence d’ordre mécanique qu’à une très profonde lassitude devant un empêchement à la liberté, fût-elle contradictoire avec ce que l’on sait de la nature de cet isopode. Nous autres croyons voir venir la mort au plus infime de ses indices et la guettons au moindre coup de clairon – si vous avez mon âge, vous en savez quelque chose, si vous ne l’avez pas encore, je vous promets bien du plaisir. Moyennant quoi, nous nous comportons avec elle exactement comme elle l’escompte : nous l’attendons. Et ce faisant prêtons crédit au moindre de ses émissaires. Dans l’expérience qui me retint ici, je n’ai donc pas tant été fasciné par le spectacle des souffrances du cloporte, hypothétiques, donc, que par l’agonie elle-même : sa trajectoire, ses manœuvres, ses ruses pour faire accroire à la défection de telle partie du corps quand c’est de l’anéantissement de telle autre qu’elle ricanait, cette manière dérobée d’exténuer les organes : bref, les différents emprunts de son visage à mesure de son triomphe. C’est pourquoi il me fut en vérité assez facile de réprimer le plaisir que j’eusse éprouvé en écrasant l’insecte d’un coup franc, plaisir dont je ne nie pas que la qualité d’exutoire eût été supérieure au spectacle outrancier des derniers râles, mais dont je redoutais qu’il fût par trop frustrant. Et gratuit. À propos se méprend-on souvent quant à la prétendue cruauté des enfants envers les animaux : si l’homme est ainsi fait qu’il prend plaisir à la souffrance de ses semblables, un tropisme métaphysique d’une tout autre noblesse hante le geste de l’enfant. En arrachant les ailes d’une mouche ou les moustaches d’un chat, en hachant menu un ver de terre ou en pulvérisant un nid de fourmis au moyen de pétards adéquats, sans doute l’enfant met-il à l’épreuve le sentiment naissant de sa puissance, et au passage celui de l’incommensurable et dégradant plaisir de faire mal, mais plus sûrement encore cherche-t-il à faire l’expérience de la mort (fût-elle celle d’un autre) afin, déjà, peut-être, d’anticiper la sienne. Autrement dit : il veut *savoir ce que ça fait*, et je ne connais pas de meilleur chemin pour avancer sur celui de la connaissance.**